Radiographier un Dieu ?
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Section I
Dans une salle tapissée de plomb, Laura Lipcsei, conservatrice principale des collections et de la recherche au ROM, enfile des gants en latex bleu et dépose avec précaution une sculpture en bois peint d’Avalokiteshvara, le bodhisattva de la compassion, sur ce qui ressemble à un brancard noir. Derrière la sculpture, une pellicule grand format est accrochée à un porte-vêtements blanc ; devant, un appareil de radiographie.
Satisfaite, madame Lipcsei quitte la pièce, fermant l’épaisse porte orange derrière elle. Le panneau d’avertissement et la sirène lumineuse au-dessus de la porte s’allument. L’appareil irradie alors la sculpture, créant une image qui révélera, le cas échéant, ce qui se cache à l'intérieur de cet artéfact taïwanais séculaire.
Images
Section 2
Quelques semaines plus tard, Wen-chien Cheng, conservatrice principale et titulaire de la chaire Louise Hawley Stone des arts de l’Asie de l’Est au ROM, explique que cette sculpture fait partie de la centaine de pièces acquises par le révérend George Leslie Mackay (1844-1901), premier missionnaire presbytérien canadien à s'être installé dans le nord de Taïwan. Comme l’a rapporté le Globe and Mail en 2024, le révérend Mackay, contrairement à beaucoup de ses contemporains, « est aujourd’hui perçu comme un héros populaire et l’un des Occidentaux les plus influents à Taïwan » pour ses « bonnes actions », dont la construction d’écoles et d’hôpitaux.
Bien que seulement 7 % de la population taïwanaise soit aujourd’hui chrétienne, à l’époque, Mackay a réussi à convertir de nombreuses personnes à sa foi. Suite à leur conversion, de nombreux Taïwanais ont donné leurs sculptures de divinités à Mackay.
« Mackay notait tout ce qu'il savait sur les sculptures qu’on lui donnait, notamment le nom de la divinité, le nombre d’années qu’elle avait été vénérée et sa provenance », explique Mme Cheng.
L’une des nombreuses divinités représentées dans les collection du ROM est Mazu, la déesse de la mer la plus influente dans la nation insulaire au 19e siècle. Comme de nombreuses divinités des religions traditionnelles de Taïwan, Mazu tire ses origines de la province de Fujian, en Chine, où les bouddhistes, taoïstes et confucianistes lui portaient un culte.
Pour Cheng, la fabrication des divinités en bois peint – un savoir transmis de génération en génération dans les ateliers – est tout aussi fascinante.
« Il faut de très nombreuses années pour maîtriser la technique, dit-elle. C'est un processus très compliqué, sans compter conventions iconographiques à respecter. »
Les traces d’un petit trou appelé « porte d’entrée des esprits » sont visibles sur le dos des sculptures. Une fois le travail du bois terminé et avant la décoration de la surface, les prêtres pratiquaient un rituel au cours duquel ils plaçaient un objet considéré comme de bon augure ou puissant – reliques, textes, pièces de monnaie, pierres précieuses ou insectes vivants – dans la prote d’entrée des esprits, afin d’insuffler vie à la statue. (Ces objets étaient également censés éloigner les mauvais esprits et assurer des récoltes abondantes et une vie prospère.) L’artisan pouvait alors sceller la porte d’entrée des esprits et décorer la statue.
Cheng soupçonne que de nombreux Taïwanais ont retiré les objets à l’intérieur de leurs sculptures avant de les donner à Mackay. Ce rituel avait pour objet d’éloigner la divinité lorsqu'elle n’était plus vénérée. Sans ouvrir la sculpture, il est presque impossible de savoir si elle contient, ou non, quelque chose.
À moins, bien sûr, de disposer d’un appareil à radiographie.
Section 3
Si l’appareil à radographie nécessite une pellicule, Laura Lipcsei n’a pas besoin d'une chambre noire et de bains chimiques pour développer les photos. Elle les affiche plutôt sur l’écran de son ordinateur, les divinités se manifestant dans des nuances de blanc, de gris et de noir.
« Le faisceau de rayons X traverse la matière de l’objet pour atteindre la pellicule derrière la statue, créant une image en différents tons de gris, explique madame Lipcsei. Les objets les plus denses empêchent les rayons X d’interagir avec la pellicule, ce qui crée une sorte d’image blanche, car la pellicule est blanche.
Des spécialistes comme madame Lipcsei peuvent donc étudier les sculptures sans les endommager – un principe directeur du travail de restauration.
Deux des trois radiographies de divinités à l’écran semblent vides. Mais la radiographie d’Avalokiteshvara laisse voir une tache blanche au centre de la sculpture – deux cloches rondes en métal (sans doute creuses).
Selon madame Cheng, ces « cloches à bœuf » sont un « objet de bon augure » destiné à éloigner les esprits malveillants. Aujourd’hi, plus d’un siècle après qu’un fidèle à Taïwan ait placé ces cloches à l’intérieur de la sculpture, nous pouvons les voir à l’écran dans un laboratoire du ROM.