L’âge d’or de l’innovation artistique
Première
Les amateurs d’art du monde entier connaissent bien la Renaissance italienne. L’âge d’or de la peinture hollandaise est également bien connu, mais la riche histoire artistique de la Flandre, la région septentrionale de l’actuelle Belgique, reste à découvrir. Du 15e au 17e siècle, la région a connu un véritable essor dynamique marqué par un développement social, scientifique et économique qui a favorisé l’innovation et l’excellence artistiques dont les effets se font encore sentir aujourd’hui.
Organisée par le Denver Art Museum et la Fondation Phoebus, en collaboration avec le Musée des beaux-arts de Montréal, l’exposition Vice, vertu, désir, folie : Trois siècles de chefs-d'œuvre flamands est présentée au ROM du 28 juin 2025 au 18 janvier 2026.
Puisant à l’exceptionnelle collection d’art flamand de la Fondation Phoebus (Anvers), cette fresque du Moyen-Âge, de la Renaissance et du Baroque témoigne de l’effervescence et de la créativité dans les Pays-Bas méridionaux. L’exposition propose une visite éclair de la Flandre de 1400 à 1700 au prisme des plus grands artistes de l’époque, dont Pierre Paul Rubens, Antoine van Dyck et Hans Memling.
« Les visiteurs traverseront 300 ans de l’une des périodes les plus passionnantes de notre histoire, au cours de laquelle les artistes explorent de nouvelles techniques et de nouveaux sujets. Ils créent des œuvres qui influenceront les artistes pour les générations à venir et qui continuent de le faire », déclare Chloé M. Pelletier, conservatrice de l’art européen (avant 1800) au Musée des beaux-arts de Montréal et commissaire invitée de la présentation de l’exposition au ROM.
L’exposition réunit plus de 80 œuvres d’art rarement montrées, dont des peintures à l’huile grand format, des objets d’art décoratif et des sculptures en bronze. Elle explore des thèmes qui fascinent l’humanité depuis des siècles et démontre le rôle incontestable de cette période dans le façonnement du monde dans lequel nous vivons.
« Imaginez monter dans une machine à remonter le temps et atterrir dans des villes comme Anvers, Bruges et Gand à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance. Ces villes étaient les New York, Londres et Toronto de leur époque, des centres commerciaux dynamiques débordant de créativité, d’ambition et de drames humains », explique Katharina Van Cauteren, directrice de la chancellerie de la Fondation Phoebus et commissaire principale de l’exposition.
« Les artistes n’étaient pas de simples créateurs de belles choses. Ils étaient des conteurs d’histoires visuelles, des pionniers de l’entrepreneuriat qui avaient compris que des images convaincantes peuvent aider à vendre des idées. Et si vous y réfléchissez, nous utilisons aujourd’hui encore leurs techniques de narration visuelle – chaque fois que vous faites défiler Instagram ou que vous regardez Netflix, vous puisez au legs de l’innovation flamande. »
L’art flamand étant l’une des priorités de la Fondation Phoebus, une exposition telle comme Vice, vertu, désir, folie était depuis longtemps un projet de rêve pour Van Cauteren. Le partenariat avec le Denver Art Museum qui a permis de faire de ce rêve une réalité est le fruit d’une « curieuse coïncidence ». Lors d’un voyage au Colorado pour rendre visite à sa meilleure amie, madame Van Cauteren a été tellement séduite par le musée qu'elle a immédiatement envoyé un courriel à l’institution leur proposant une collaboration.
« En toute honnêteté, c’est un peu le destin qui en a décidé. Lorsque nous avons décidé d’aborder cette exposition, nous l’avons fait avec la même audace. Les maîtres flamands étaient des visionnaires, explorant sans cesse des thèmes inédits, inventant de nouveaux genres et imposant des styles artistiques révolutionnaires », explique-t-elle.
« La scénographie de l’exposition se veut un hommage à cet esprit novateur. Dès votre entrée dans l’exposition, vous découvrez un monde d’apparat et de théâtralité, reflétant la beauté et le génie de la narration de la période baroque et d’artistes tels que Rubens et ses contemporains.
Les artistes n’étaient pas de simples créateurs de belles choses. Nous utilisons aujourd’hui encore leurs techniques de narration visuelle – chaque fois que vous faites défiler Instagram ou que vous regardez Netflix, vous puisez au legs de l’innovation flamande.
Deuxième
Inaugurée à Denver en 2022, l’exposition a été présentée à Dallas, à Salem et à Montréal, permettant à des centaines de milliers de visiteurs de découvrir les chefs-d’œuvre de l’âge d’or flamand.
« Chaque nouvelle étape a suscité de nouvelles conversations – mais Toronto ? Cette ville ne se contente pas d’accueillir les idées audacieuses, elle les met en œuvre », affirme madame Van Cauteren.
Chloé Pelletier note que le fait de présenter l’exposition dans différents lieux a permis de créer des formes uniques de narration en mettant en lumière les différents thèmes abordés dans les peintures et les objets, plutôt que de se concentrer sur un seul artiste ou un seul style.
« Le but premier est de fournir aux visiteurs une mise en contexte des histoires racontées dans les œuvres et les différents personnages que vous rencontrerez en parcourant la galerie », explique-t-elle.
Selon Angela Glover, enseignante à l’Université de Toronto spécialisée dans l’art du début de l’ère moderne en Europe du Nord, le parcours thématique s’articule autour des motifs et des styles qui ont marqué l’âge d’or flamand – une époque marquée par de profonds changements sociaux et un essor artistique. À cette époque, les riches collectionneurs des royaumes exerçant une domination sur la Flandre, d’abord la Bourgogne, puis l’Espagne, commandent de nombreuses œuvres aux artistes flamands.
« Les artistes inventent de nouveaux thèmes et de nouveaux styles pour plaire à leurs mécènes, explique madame Glover. L’originalité et la créativité de cette époque donnent naissance à des thèmes inattendus, dont certains sont devenus plus conventionnels et d’autres surprennent encore. »
L’exposition s’ouvre sur le rôle de la Flandre en tant que centre cosmopolite de commerce et de culture. Les artistes de villes comme Bruges, Gand et Anvers produisent des œuvres d’art influentes, comme la Vue panoramique d’Anvers depuis la rive de l’Escaut de Jan Wildens. « Le commerce, les voyages et les explorations coloniales créent un monde toujours plus interrelié. L’art est une marchandise très importante qui circule le long de ces routes », explique madame Pelletier.
La section consacrée à l’art religieux du 15e siècle et du début du 16e siècle met en valeur des œuvres spirituelles riches en symboles. Le tableau de dévotion de Hans Memling, l’un des plus grands artistes de l'époque, en est un témoignage éloquent. Heather Coffey, professeure adjointe d’art et d’architecture du Moyen-Âge et de la Renaissance à l’Université OCAD, cite La Nativité comme un modèle non seulement des compositions de l’époque, mais aussi de la technique de la peinture à l’huile mise au point par les artistes flamands.
« La peinture à l’huile a permis à Memling de créer des trompe-l’œil saisissants et des rendus détaillés. Des pigments broyés en suspension dans l’huile étaient mélangés avec un liant à séchage lent et appliqués en glacis transparents superposés avec une extrême délicatesse et une précision. Le résultat était une surface peinte d'une luminosité à couper le souffle, sans coups de pinceau apparents, presque comme si Memling n’y avait jamais apposé sa touche, explique madame Coffey. Sa facture magistrale rend la douceur palpable des cheveux, les gradations homogènes de la couleur et les minuscules imperfections de la peau. »
Selon Angela Glover, cette technique, qui contribue largement au réalisme de la composition, reste fondamentale aujourd’hui. « Avant le 15e siècle, la peinture à la détrempe était la technique la plus utilisée en Europe. Ses couleurs sont éclatantes, mais opaques, de sorte que les effets qu’elle permet d’obtenir sont très différents de l’étonnant réalisme rendu possible par l’utilisation de la peinture à l’huile, qui permet la superposition de la peinture en couches translucides, » note-t-elle.
La peinture à l’huile est également au cœur du rôle clé de l’autoportrait dans la renaissance artistique flamande. À preuve, les tableaux commandés par des membres de la classe moyenne. Van Cauteren cite le Double portrait d’un homme et de sa femme jouant au trictrac de Jan Sanders van Hemessen, une œuvre grand format qui propose une représentation émouvante de l’intimité.
Les portraits se comparent aux actuels égoportraits. Nous ne nous représentons pas fidèlement. Nous nous représentons comme nous voulons être vus.
Trois
« J’aime comparer les portraits à nos égoportraits. Nous ne nous représentons pas toujours fidèlement. Nous nous représentons comme nous voulons être vus, explique Chloé Pelletier. Les portraits de l’époque font exactement la même chose. Les artistes s’emploient à représenter les sujets tels qu’ils veulent qu’on se souvienne d’eux. »
Les thèmes respectueux cèdent la place à l’humour. Des comportements honteux ou ridicules étant saisis dans des œuvres astucieuses telles que Rébus : Le monde nourrit de nombreux sots, une peinture de Jan Massijs riche en devinettes graphiques.
La renaissance de la culture gréco-romaine prend vie à travers l’œuvre la plus monumentale de l’exposition, réalisée par l’artiste le plus connu de l’époque : Diane chassant avec ses nymphes de Pierre Paul Rubens. Commandé par le roi d’Espagne Philippe IV, ce tableau à l’huile représente Diane, déesse de la chasse, poursuivant une proie, une lance à la main.
« Ces artistes ont compris le pouvoir de l’image bien avant l’invention du cinéma, et ils l’ont exploité avec le brio d’un réalisateur d’un film à grand succès », explique madame Van Cauteren. Elle ajoute que si les femmes artistes de l’époque sont souvent oubliées, des peintres comme Michaelina Wautier ont néanmoins joué un rôle majeur.
« Je compare souvent Rubens à Spielberg et Van Dyck à Tarantino – l’un est grandiose et opératique, l’autre vif et psychologique. Mais là où il leur faut deux heures pour raconter une histoire, ces peintres le font au prisme d’un seul regard ! »
Cette visite au cœur de l’âge d’or flamand s’achève dans un wunderkammer, ou cabinet de curiosités, qui illustre les pratiques de collection qui préfigurent le musée moderne.
« Ces œuvres d’art évoquent des expériences universelles : la peur de la mort ou l’amour d’un enfant. Bien qu’elles aient été créées il y a des siècles, rien de fondamental n’a changé, et cette constatation me fascine à chaque fois, explique M. Van Cauteren. L’art flamand, en soi, parle de vous et de moi, de ce que signifie être humain – que l’on se trouve dans une cathédrale d’Anvers ou dans un musée de Toronto. »
Cinq
Tabassum Siddiqui est gestionnaire des communications au ROM.