À la recherche du monstre fluvial

Voyage en Amazonie équatorienne à la recherche du plus grand poisson à écailles d’eau douce 

Alors que le soleil se couche derrière eux, le Dr Nathan K. Lujan et son équipe descendent le Rio Napo en bateau, chargés d'une multitude de fournitures.

Publié

Catégories

Nature
Biodiversité

Oubliez un instant la pêche

Ramener au ROM les énormes poissons de l’Équateur n’est pas une simple partie de pêche. Encore faut-il éviter que les spécimens pourrissent sous un soleil de plomb ou soient happés par des prédateurs comme le caïman noir. Sans parler du risque de perdre de petits mais précieux échantillons de tissus qui sont essentiels au séquençage de l’ADN des espèces pour en comprendre l’écologie.  

La préservation des gros poissons est particulièrement difficile. Lors de son dernier voyage en Amazonie, Nathan K. Lujan, conservateur des poissons au ROM, a consacré une grande partie de son temps à improviser des « bains d’embaumement » pour les spécimens qui étaient trop grands pour les bocaux, sceaux et barils. Il a donc ramassé des bûches, cloué des panneaux, creusé des tranchées, tapissé les « bains »  de plastique et les remplir d’eau de rivière et de formaldéhyde. Et que dire du sang, des viscères, des dépôts visqueux et des produits chimiques qui font partie intégrante de la préparation du spécimen en vue de son transport. 

Pourquoi se donner tant de mal ? Pourquoi s’exposer à une chaleur extrême, aux insectes, aux maladies et aux brûlures chimiques pour ramener des poissons morts dans un musée ? 

Pour Lujan, la réponse est simple : la découverte scientifique et… la conservation.


 

Spécimen d'Arapaima de deux mètres de long, séché et empaillé, vieux de 200 ans

Le mystérieux arapaïma

Pour assurer la protection des poissons d’eau douce en voie de disparition il faut d’abord comprendre la myriade de dangers qui les menacent, de la surpêche à l’impact désastreux des barrages sur leurs habitats. Cela dit, il est tout aussi important de comprendre les espèces elles-mêmes. Or, nos connaissances scientifiques collectives présentent de sérieuses lacunes, notamment en ce qui concerne les gros poissons dont bon nombre pèsent plus de 100 kilos, ce qui complique leur transport vers des endroits comme des musées, aux fins de classification et d’étude.

Prenons l’exemple de l’arapaïma, le plus gros poisson à écailles d’eau douce au monde. Poisson à respiration aérienne appelé paiche en espagnol et pirarucu en portugais, l’arapaïma est un véritable monstre fluvial pouvant mesurer plus de trois mètres et peser jusqu’à 200 kilogrammes. Il vit exclusivement dans le cours aval des rivières et lacs des bassins de l’Amazonie et de l’Essequibo dans le nord de l’Amérique du Sud. Outre le fait qu’il soit prisé pour sa chair et recherché par les pêcheurs, on sait très peu sur la diversité chez les arapaïmas. Pendant 145 ans, on a cru qu’il représentait une seule espèce : l’Arapaïmagigas. En 2013, la description d’une nouvelle espèce et la validation des noms de deux espèces anciennes servant à désigner deux populations morphologiquement disctinctes ont démenti cette hypothèse. L’arapaïma n’en demeure pas moins mystérieux et son statut de conservation porte la mention « données insuffisantes ». 

L’insuffisance de données sur cette espèce menacée tient à la rareté de spécimens et de tissus. Le seul spécimen entier d’arapaïma de l’Équateur qui existe est celui découvert dans les années 80 par les scientifiques du Field Museum de Chicago, qui se trouve actuellement au Musée de biologie de l’Équateur à l’École polytechnique de Quito. Malheureusement, lorsque Lujan et le directeur du projet José Vicente Montoya s’y sont rendus récemment pour étudier le spécimen, celui-ci demeurait introuvable.

Lors de la planification de leur expédition en Amazonie équatorienne, Lujan et Montoya ont décidé de pêcher au moins deux arapaïmas : un spécimen qui resterait en Équateur et un pour le ROM.

Comment ils s’y prendraient restait cependant à voir. S’étant préparés du mieux qu’ils le pouvaient, les scientifiques ont entrepris leur mission dans les forêts pluviales dans l’est de l’Équateur avec leurs collègues de l’Institut national de la biodiversité (INABIO), de l’Université des Américas (UDLA) et du ministère de l’Environnement. 

Bourbier sur la Pastaza

25 au 30 mars 2022

La rivière Pastaza, un des premiers arrêts de l’expédition, ne contient pas d’arapaïmas, mais elle foisonne d’autres espèces de poissons peu connues. Si la pêche a été idéale, on ne peut pas en dire autant des conditions de vie. 

« Nous pataugions dans la boue et l’approvisionnement en eau potable laissait à désirer », déplore Nathan Lujan. Ne se laissant pas abattre, l’équipe réussit à aménager un laboratoire et une salle d’opération de fortune pour le prélèvement d’échantillons de tissus, d’ADN, de sol, d’eau, etc. Dans le cadre de la recherche, administrée par l’UDLA et financée par l’UDLA et World Wildlife Fund-Ecuador, l’équipe cartographie la distribution de métaux lourds et de mercure dans l’environnement afin de tracer leur cheminement dans la chaîne alimentaire.   

« Les métaux lourds et le mercure sont liposolubles, explique Nathan Lujan. Les poissons bioaccumulent les lipides présents dans leurs proies. Ces lipides se bioamplifieront en remontant la chaîne alimentaire, représentant ainsi un danger pour les grands prédateurs et les communautés qui en dépendent pour se nourrir. » Le dossier de la distribution des métaux lourds et du mercure dans l’environnement et la chaîne alimentaire a été confié à José Vicente Montoya, un expert en environnement sédimentaire des rivières néotropicales. 

Les membres de l'équipe installent un filet maillant dans la Laguna Grande de Cuyabeno pour attraper des poissons.

L'équipage a également mis en place des filets maillants

L’équipe a également installé des filets maillants, essentiellement des murs de filet, dans des lagunes isolés et principaux affluents du cours inférieur du Bobonaza. Malgré leur efficacité pour attraper des poissons, ces filets peuvent aussi attirer des prédateurs (piranhas et caïmans noirs). Ils doivent donc être inspectés aux deux heures, même la nuit.  

La charge de travail et le manque d’accès à l’eau potable se sont traduits par plusieurs cas de dysenterie au sein de l’équipe. Nathan Lujan, le plus durement touché, a passé le trajet de huit heures vers le dernier site de l’expédition couché en boule au fond du bateau. Malade et épuisé, son seul espoir était que les antibiotiques agissent rapidement ! 

Vue satellite GoogleEarth des différents sites de l'équipe le long des bassins versants des rivières Napo et Aguarico, dans le nord de l'Équateur.
Boily et Lujan montrent les prises du jour dans la communauté de Sabalo Cofán.

Le premier arapaïma

2 au 15 avril 2022

Après quelques jours de repos et de soleil, Lujan se remet à la tâche dans les bassins versants des rivières Napo et Aguarico dans le nord de l’Équateur. Pendant deux semaines, Lujan, Montoya et leurs collaborateurs sillonnent les eaux en amont de l’Amazone et prélèvent des échantillons, pour finalement arriver à la lagune Zancudo Cocha près de la frontière péruvienne, où vit une une population d’arapaïmas en santé et protégée. 

L'équipe est accompagnée du Canadien Francis Boily, guide de pêche et d’écotourisme en Équateur. À Zancudo Cocha, ils rejoignent Enrique Moya, président de la communauté locale autochtone des Kichwas, lui aussi passionné de pêche. Boily et Moya sont associés dans le nouveau lodge d’écotourisme Tukunari. La pêche n’a plus aucun secret pour eux.

Dès 11 h le premier jour, ils avaient attrapé le premier et plus gros arapaïma du voyage, une femelle mesurant deux mètres et pesant 90 kilos.* 

L'équipage est tout sourire lorsqu'il montre sa grosse prise, un Arapaima de deux mètres et de 200 livres.

Toute l'équipe était aux anges

L’équipe était enchantée. Si ce magnifique spécimen servait l’objectif premier de l’expédition, il était également lourd et difficile à manipuler. Sans une préservation adéquate, il ne tarderait pas à pourrir. L’équipe ramène donc l’énorme poisson au camp pour le mesurer et l’examiner pour déceler la présence de parasites externes. Il était effectivement couvert de quelques douzaines d’argules, ou « poux du poisson », que Lujan et Jonathan Valdaviezo, un ichtyobiologiste de l’Institut national de la biodiversité (INABIO), ont conservé aux fins d’étude.

Lujan et Valdaviezo ont ensuite prélevé divers échantillons de tissus (ADN, isotopes stables, métaux lourds, etc.). L’arapaïma était extrêmement difficile à manipuler en raison de son poids. Comme il s’agissait d’une femelle, Lujan a pensé qu’elle pouvait porter des œufs. Le poisson a donc été éviscéré pour préserver l’abdomen, réduire son poids et préserver ses organes. Étonnamment, les ovaires étaient petits et immatures. Le poids du spécimen tenait à l’épaisse couche de gras de son corps, que l’équipe a analysée pour déceler la présence de métaux lourds. 

Pour préserver l'Arapaima nouvellement capturé, Francis Boily verse du formaldéhyde dans le fossé revêtu de plastique pour créer un bain d'embaumement.

Vient ensuite le bain d'embaumement

La prochaine étape était celle du bain d’embaumement. L’équipe a creusé une tranchée assez grande pour contenir l’arapaïma et tout autre spécimen qu’elle pourrait attraper. Elle a doublé la tranchée de plastique avant de la remplir d’un mélange d’eau de la rivière et de formaldéhyde.

« Ce produit chimique d’embaumement agit comme une agrafe moléculaire, explique Nathan Lujan. Les protéines, qui se comparent à une pelote de laine, se décomposent avec la putréfaction de la chair. Mais le formaldéhyde « agrafe » les fils, les stabilisant et les empêchant de pourrir. » 

Perché à la frontière du Pérou, le poste de garde forestier de Lagarto Cocha est un rempart contre le braconnage illégal.

Les derniers arapaïmas

13 au 15 avril 2022

Après une longue journée à redescendre la rivière, l’équipe arrive au poste des gardes forestiers de Lagarto Cocha. Financé par la World Wildlife Foundation, le poste est situé à la frontière avec le Pérou. Loin d’être luxueux, le camp est néanmoins doté de planchers surélevés, d’eau courante et de toilettes fonctionnelles. Le personne est composé de membres de la communauté kichwa, qui connaît très bien la riche biodiversité de la région du Zancudo Cocha.  

Deux d’entre eux, Tedi (Wilson Tedith Guaman Tangoy) et Byron (Byron Wilber Condo Avilés), sont de véritables paicheros – des maîtres-pêcheurs de l’arapaïma. Lujan fait donc appel à leurs services. 

Les paicheros guident l’équipe vers un passage étroit que les arapaïmas empruntent pour traverser entre les lagunes. Ils suspendent des lignes aux branches des arbres sur les deux rives, utilisant des cichlidés comme appât. 

Épuisé par les longues semaines de déplacements et de travail acharné, Lujan reste au camp pour traiter de petits spécimens pêchés le jour même avec Jonathan Valdaviezo et d’autres membres de l’équipe. Ils se mettent au lit vers 1 h du matin. 

Vers 2 h 30, ils sont réveillés par quelqu’un qui crie « POISSON ! » 

Encore tout endormi, Lujan se rend tant bien que mal au quai, où Tedi, Byron et Francis sont penchés au-dessus de deux énormes arapaïmas.*

Sous une pluie fine et à la lueur des lampes frontales, Boily et Lujan mesurent l'un des Arapaima récemment capturés.

L'un d'eux a eu la queue déchiquetée par un crocodile caïman noir.

La queue d’un des poissons avait été mutilée par un caïman noir, mais l’autre spécimen était intact. Lujan est trop fatigué et désorienté pour se réjouir. La moitié de ses collègues dorment encore, tandis que Montoya et les écologistes s’apprêtent  à prélever des échantillons d’eau et de plancton. Les spécimens doivent être traités sans tarder.

Sachant que trois énormes poissons seraient très difficiles à transporter, Lujan décide d’écorcher et d’éviscérer dont la queue a été mutilée. L’équipe doit injecter l’autre spécimen de formaldéhyde pour pouvoir le transporter jusqu’au bain d’embaumement, à six heures de route.  

Travaillant sous une pluie fine à la lumière de leurs lampes frontales et de poche, Lujan, Boily et les paicheros dépouillent et éviscèrent le poisson – une tâche herculéenne et rebutante. L’équipe s’occupe ensuite de l’autre spécimen. 

« Plutôt que d’éviscérer le poisson, nous avons pratiqué une petite incision dans l’abdomen et y avons injecté du formaldéhyde non dilué », de dire Lujan. Jonathan Valdaviezo, un ichtyobiologiste équatorien, a ensuite suturé l’incision. 

Laguna Grande de Cuyabeno.

Alors que le ciel rosissait et que le camp commençait à se réveiller

À l’aube du dernier jour de leur séjour à Lagarto Cocha, Lujan pousse un soupir de soulagement. L’équipe avait réussi à attraper et préserver trois énormes arapaïmas, dont deux étaient les plus gros spécimens de l’espèce équatorienne au monde.

Ces spécimens permettront aux scientifiques d’orienter les initiatives de conservation à la lumière de la diversité génétique, la structure démographique et la spécificité régionale de l’arapaïma. Il y a même une nette possibilité qu’une des populations d’arapaïmas en Équateur soit reconnue comme nouvelle espèce ! 

*Malgré sa taille et sa force, l’arapaïma est un poisson plutôt fragile qui tolère mal la manipulation ou le long combat de la pêche. Les trois spécimens pêchés dans le cadre de cette recherche sont morts peu après leur prise, avant d’avoir été traités et préservés. La collecte et le transport des spécimens d’arapaïmas en Équateur a été effectués en vertu du permis d’accès aux ressources génétiques (MAAE-DBI-CM-2021-0152) et du permis de collecte (MAAE-ARSEC-2021-1630) délivrés à l’Institut national de la biodiversité (INABIO) et administrés par Jonathan Valdaviezo, conservateur des poissons de l’INABIO. Le transport international des spécimens d’arapaïmas a été réalisé dans le cadre d’autorisations institutionnelles de la CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction) accordées à l’INABIO et au ROM. 

Nathan Lujan (Ph. D.)

La nomination de Nathan Lujan (Ph. D.) au poste de conservateur des poissons bénéficie du généreux soutien de la Fondation de la Famille Herbert A. Fritch. Nathan Lujan a participé au projet à l’invitation de José Vicente Montoya (Ph. D.), directeur du projet, organisateur de l’expédition et écologiste principal. Sa participation a été financée par l’Université des Amériques et le World Wildlife Fund.

Ne manquez rien

Recevez les dernières informations sur les expositions, les programmes et les recherches du ROM directement dans votre boîte aux lettres électronique.