La bière infusée aux psychotropes

Un breuvage servi lors des festins tenus par les chefs d’une civilisation pré-inca
Travail de terrain du ROM pendant la saison 2016 à Quilcapampa. Le ROM a travaillé sur le site de 2013 à 2017 avec une équipe internationale du Pérou, des États-Unis et du Canada.

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Art et culture

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Colin Fleming
Colin J. Fleming
Rédacteur en chef

Voici ce qu'il faut savoir sur le vilca.

Voici ce qu'il faut savoir sur le vilca.

Le vilca désigne à la fois une poudre psychédélique (nous y reviendrons) et l’arbre à partir duquel la poudre est fabriquée. Grand et épineux, le vilca (Anadenanthera colubrina) pousse dans toute l’Amérique du Sud, y compris au Pérou. Ses fèves contiennent une puissante substance psychotrope : la butofénine. Lorsque ces fèves sont réduites en poudre, elles peuvent être prisées ou fumées, produisant un effet que Justin Jennings, conservateur principal de l’archéologie latino-américaine au ROM, décrit comme semblable à celui de l’ayahuasca.

Autrement dit, le vilca vous fait vivre une expérience mystique, hors du corps, qui supprime l’ego et vous entraîne dans un profond voyage psychédélique.

Le vilca a une longue histoire en Amérique du Sud, en particulier au Pérou, où Jennings et d’autres chercheurs du ROM travaillent depuis une vingtaine d’années. En fait, les premiers vestiges de vilca remontent à 4 000 ans. Des chercheurs ont mis au jour une pipe et des fèves de vilca dans un site au nord de l’Argentine.

Selon les archéologues comme Jennings, durant la période formative (900-300 av. notre ère) le vilca était probablement réservé aux prêtres, qui utilisaient ce psychotrope pour entreprendre un « voyage personnel dans le monde spirituel ». À preuve, l’architecture, dont un temple découvert sur un autre site archéologique au Pérou, où des têtes sculptées en relief le long de la façade du temple représentent des humains en train de se métamorphoser en quelque chose de non-humain, avec un nez d’où coule du mucus, suggérant la prise d'hallucinogènes.

Mais à l’Horizon moyen (600-1000), alors que les Huari, une civilisation andine pré-inca, étendaient leur empire, l’utilisation du vilca commence à changer. Dans un article publié le 11 janvier 2022 dans Antiquity, Jennings et ses trois collègues – Matthew Biwer, Willy Yépez Álvarez et Stefanie Bautista – affirment avoir trouvé les « premières preuves archéobotaniques » de l’ajout de poudre de vilca à la bière, facilitant ainsi ce qu’ils pensent avoir été une expérience psychédélique collective.

Les preuves ont été mises au jour à Quilcapampa, un village huari sur la plaine littorale du sud du Pérou – une véritable mine d’or archéologique.

« Les Andes se comparent à l’Égypte en ce que tout se conserve, affirme Jennings. Chaque écale d’arachide, chaque carapace de crevette… c’est fantastique. » 

Mais plus il y a de preuves

Mais plus les preuves sont nombreuses, plus le tri est exigeant. Une tâche méticuleuse laissée à Biwer. Heure après heure, penché sur un microscope, Biwer a classé des milliers de résidus de plantes. Parmi la terre et les débris, il a trouvé 16 fèves de vilca et une abondance de baies de Schinus molle qui servent à la fabrication de la bière.  

La proximité des plantes, ainsi que les poteries trouvées dans les environs, suggère que les chefs huari organisaient des festins au cours desquels ils servaient de la bière infusée au vilca à leurs sujets. Découverte qui soulève une importante question : Pourquoi ? 

L’absence de témoignages écrits empêche de tirer des conclusions. Cela dit, Jennings et son équipe ont bâti une théorie. 

Les festins de tous genres – y compris les grands festins arrosés de bière du futur Empire inca – peuvent favoriser les rapprochements entre les dirigeants et leurs sujets. Cependant, le vilca tel qu'il est généralement consommé est un hallucinogène trop puissant pour favoriser la cohésion sociale. L’ajout du psychotrope à la bière adoucissait et prolongeait le voyage, créant une expérience psychédélique collective propice à une intimité particulière.

« Ils cherchaient à élargir la notion de famille, explique Jennings. Au-delà de l’oncle et du neveu, afin de créer des clans qui deviennent en quelque sorte des foyers d’action politique. » 

Il soupçonne que ces festins étaient aussi une manifestation de pouvoir. « Le vilca était difficile à se procurer. Il poussait de l’autre côté des Andes. Vous deviez avoir accès à d’importantes voies d’échange pour vous en procurer. » 

Cet accès privilégié au vilca, et le savoir-faire nécessaire à sa transformation, a peut-être rehaussé le prestige des chefs huari aux yeux de leurs sujets, contribuant à l’établissement d’une nouvelle hiérarchie dans la société naissante.  

Selon Jennings, les festins faisaient valoir les contributions des citoyens ordinaires, y compris de grandes quantités de viande et de bière. « Bien que l’ingrédient secret était ajouté par l’hôte huari, toute la population contribuait, dit-il. On sent qu’ils tentent d’établir une communauté. » 

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Colin J. Fleming

Colin J. Fleming est stratège principal de la communication et de la création au ROM.

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