Au-delà des limites et des stéréotypes

Entretien avec Sudheer Rajbhar de Chamar Studio, Mumbai, Inde

Briser les frontières et renverser les stéréotypes

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Artiste et créateur de mode Sudheer Rajbhar

Artiste et créateur de mode à Mumbai,  Sudheer Rajbhar s’emploie à faire tomber les stéréotypes associés aux castes en Inde en substituant des matières recyclées au cuir pour la fabrication d’accessoires haut de gamme. « Chamar », une injure associée au système des castes, a longtemps servi à désigner les ouvriers des industries du tannage et du cuir. Rajbhar a délibérément baptisé sa marque Chamar pour casser les codes de la hiérarchie sociale. Il s’est associé à des artisans du cuir dalits et musulmans à Dharavi (un immense quartier défavorisé de Mumbai), fracassant les conventions historiques qui les condamnent au dénigrement et à la pauvreté. L’interdiction de faire le commerce de la viande bovine s’accompagne de la prohibition de travailler le cuir dans la majorité des 28 États de l’Inde, exacerbant la précarité des ouvriers de cette industrie. En remplaçant le cuir par chambres à air de pneus recyclés dans la fabrication de sacs à main et chaussures haut de gamme et en donnant le nom de Chamar à une marque de luxe, les créateurs aspirent à redonner cette technique typiquement indienne à ses artisans. Sudheer Rajbhar partage ici sa vision et ses objectifs pour la marque Chamar. 

Sudheer Rajbhar, qui travaille en collaboration avec Sajdeep Soomal, doctorant à l’Université de Toronto, a reçu la bourse d’études sur les textiles de l’Inde (IARTS) 2021-2022 du ROM.

Votre projet est autant un changement social qu'un changement de conception et de support.

Votre projet présente un changement social, mais aussi une nouvelle orientation en matière de design et de choix des matières. L’emploi du terme Chamar vous tient à cœur ?
Les artisans du cuir portent l’étiquette de « Chamar », qui fait référence au cuir et aux Dalits et musulmans qui travaillent avec des animaux morts de génération en génération. Ils appartiennent à des castes inférieures et l’Inde demeure très conservatrice à ce sujet. Au début, mon initiative se voulait un projet d’art public. J’ai imprimé de petits sacs portant le mot « Chamar » dans toutes les langues de l’Inde et des pays du monde. J’allais de village en village avec mon sac à l’épaule et les gens me demandaient pourquoi je faisais cela. Je leur ai parlé de mon projet. Les artisans étaient très fiers. « Nous allons devenir une marque et les gens reconnaitront notre savoir-faire, disaient-ils. Nous pouvons nous comparer à Gucci. » Je suis persuadé qu’un changement social est possible.

Comment en êtes-vous venu à travailler avec des artisans du cuir à Dharavi ? Et vos démarches pour trouver de nouvelles matières ? 
J’ai assuré le commissariat de l’exposition We are here because you are there présentée à la Clark House en 2018. Dans le cadre de cette exposition, je me suis interrogé sur l’authenticité de la relation artiste/artisan. Lorsqu’un artiste crée une œuvre, il compte sur son assistant, qui demeure anonyme. J’ai ensuite commencé à travailler avec des artisans à Dharavi. Lorsque le gouvernement a interdit l’exploitation du bœuf en 2015, ces artisans ne pouvaient plus s’approvisionner en cuir, et par conséquent ne pouvaient plus travailler. J’ai eu plusieurs entretiens avec eux, dans l’espoir de trouver une solution. En 2018, j’ai trouvé un produit de remplacement du cuir, une solution durable sans produits chimiques nocifs. À Dharavi, il y a un immense site de recyclage qui pouvait nous fournir des chambres à air de pneus. Nous les avons réduites en poudre que nous avons mélangée avec des pigments et du caoutchouc naturel pour former de grandes feuilles. Nous travaillons avec la spécialiste en design textile française Camille Bastien pour tisser des lanières de caoutchouc pour confectionner des sacs. Nous avons aussi l’intention de produire des chaussures. En travaillant le caoutchouc, nous pouvons changer la perception des gens. Ils sont à même de constater qu’il s’agit d’une matière durable et végane. Le cuir était devenu une source de préoccupation pour les consommateurs, particulièrement les jeunes, qui n’hésiteront pas à adopter la marque Chamar sachant qu’elle préfère le caoutchouc et non le cuir. 

Parlez-nous de l'idée de Chamar en tant que marque de luxe.

Parlez-nous davantage de Chamar comme marque de luxe. 
Dans les pays occidentaux, Chamar est associé à des marques de luxe comme Chanel. Pour nous, il est synonyme de résistance à la discrimination. Selon le système des castes en Inde, les artisans – forgerons, tanneurs, tailleurs, barbiers – sont considérés comme des intouchables. Considérés comme inférieurs, ces services essentiels font l’objet de discrimination. Pourquoi le savoir-faire indien ne serait-il pas valorisé au même titre que Chanel ? J’ai donc décidé de faire de Chamar une marque identitaire qui contribuerait à la reconnaissance d’artisans qui ont toujours été laissés pour compte. Dans l’ouest de l’Uttar Pradesh, un mouvement social valorisant l’estime de soi s’est installé. Les Chamar de la communauté Jatav appliquent le terme Chamar à des résidences, des automobiles et même sur les réseaux sociaux. Le savoir-faire indien doit être connu partout dans le monde comme une marque de luxe.

Comment la bourse IARTS favorisera-t-elle cette vision?
Notre atelier est modeste. Nous n’avons pas suffisamment de fonds pour acheter ce dont nous avons besoin, comme les pigments et l’équipement nécessaire à nos expériences avec le caoutchouc. L’atelier est la plateforme idéale pour partager les savoirs et assurer notre rayonnement. Sajdeep Soomal et moi allons rencontrer les artisans et partager leurs points de vue sur le site web de la Fondation Chamar. Nous comptons établir des labos de création favorisant l’apprentissage et les démarches s’articulant autour du design, de la pensée conceptuelle et de l’image de marque. Les artisans se doivent d’innover et de comprendre leur paternité de leur ouvrage et la pleine portée de leur créativité. La bourse IARTS nous permettra de rayonner davantage au niveau communautaire. J’ai été stupéfié d’apprendre que plusieurs des artisans plus âgés de Dharavi avaient travaillé chez Gucci et dans d’autres grandes maisons internationales. N’ayant aucune formation ou connaissance en matière de design contemporain, ils ont entrepris de copier les créations des grandes marques. Acquérir des connaissances en matière de design et d’image de marque permettrait à ces artisans de développer leurs entreprises et de rompre avec la tradition – de créer plutôt que de copier. Il leur faut bâtir un avenir sain !

Une main et une règle mesurant des chambres à air de pneus recyclés, extrait de Breaking Boundaries and Subverting Stereotypes (en anglais)

J'aime l'expression "un avenir sain".

J’aime beaucoup la notion d’un « avenir sain ».
Grâce à Gandhi, le khadi [coton indien filé et tissé à la main] est associé aux notions de qualité, de propreté et de durabilité. Les labos de création permettront aux artisans qui travaillaient autrefois le cuir d’apprécier l’importance du travail minutieux, indispensable à une confection parfaite. La majorité d’entre eux sont habitués de travailler dans des milieux sales. Dans les incubateurs, ils apprendront l’importance de la propreté et de la grande qualité qui en découle. Nous voulons éliminer les produits chimiques toxiques utilisés dans le tannage du cuir et les méthodes de production basées sur l’exploitation. Les artisans doivent être rémunérés adéquatement pour le travail accompli sans être forcés à travailler dans des conditions malsaines ou oppressives. L’estime de soi détruit l’oppression au travail découlant du système de caste, et ne peut que changer leur vie et leur apporter dignité et confiance.

Rêves d'avenir

Puisque l’on parle d’avenir, comment conjuguez-vous l’avenir de Chamar?
En Inde, on peut voir les travailleurs du cuir réparer des chaussures assis dans la rue, sur le trottoir ou au bord de la route. Ils n’ont ni atelier ni boutique où recevoir des clients. Nous allons donc ouvrir un petit local à Colaba [un quartier commercial et touristique très chic de Mumbai], dans Clark House, où nous pourrons vendre des produits. Je rêve d’ouvrir une salle d’exposition, mais cela représente un énorme investissement. C’est un projet d’avenir, bien entendu, mais j’envisage une petite entreprise, un genre de coopérative gérée par des intervenants. Au Rajasthan, nous sommes en train de rénover une haveli [maison historique] qui, par le passé, était réservée aux personnes appartenant à des castes supérieures. Les havelis et leurs superbes fresques étaient l’œuvre des Chamar, mais ces demeures leur étaient interdites. Leur travail n’a jamais été reconnu. Nous avons donc décidé d’appeler cette maison « Haveli Chamar ». Le Chamar Studio à Mumbai est un espace commun propice à la collaboration et le travail qui accueille des artisans et des designers. Haveli Chamar sera également un lieu de rencontre où artistes et designers venus de partout pourront collaborer avec des artisans du Rajasthan, un État riche d’une longue tradition artisanale dans les textiles et le travail du cuir. Chamar emprunte la voie du marché à la fois prétentieux et rare du luxe pour éliminer la précarité liée à l’emploi et affranchir l’artisanat du joug de la consommation d’objets de luxe propre à l’Europe continentale.

 

Sarah Fee

Sarah Fee est conservatrice principale de la mode et des textiles du monde

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