L’année du dragon
Deux peintures inédites de Wu Lan-Chiann marquent le début du Nouvel An lunaire, soulignant la popularité du motif du dragon dans les arts et les cultures de la Chine.
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Le Nouvel An lunaire
Le Nouvel An lunaire est une fête importante dans la société chinoise traditionnelle. Elle est célébrée le premier jour du premier mois du calendrier lunaire dans les communautés chinoises partout dans le monde, ainsi que dans plusieurs pays asiatiques, dont la Corée, le Vietnam, Singapour, la Malaisie, les Philippines et l’Indonésie. L’occasion est marquée par des réunions familiales, des festins et des rituels favorisant le bonheur et la prospérité. 2024 est l’année du dragon, le cinquième dans le cycle des 12 animaux du zodiaque chinois.
Le dragon compte parmi les créatures mythiques chinoises les plus populaires. Dans la Chine ancienne, le dragon était considéré comme un être surnaturel capable d’appeler le tonnerre et la pluie pour nourrir la terre. Vénéré pour sa puissance, sa sagesse et sa bienfaisance, le dragon s’impose comme le symbole de la royauté dans la Chine impériale. Le motif du dragon à cinq griffes orne une myriade d’objets royaux : vêtements d’apparat, vaisselles, ustensiles, meubles, édifices et objets funéraires.
Symboles durables de pouvoir, de chance et de prospérité
Symbole de pouvoir, de chance et de prospérité, le dragon demeure très populaire dans l’art et le décor chinois. La boîte en laque rouge de la période Qianlong (1736-1795), sous les Qing, exposée dans la Galerie Joey et Toby Tanenbaum de la Chine, est un très bel exemple d’un récipient méticuleusement ouvré, orné de dragons. Le couvercle présente un dragon sinueux émergeant des eaux houleuses entouré de quatre dragons pourchassant des perles enflammées sur le pourtour. Cette boîte hors du commun compte parmi les sources d’inspiration de la paire de peintures Ciel et Terre réalisées par l’artiste contemporaine Wu Lan-Chiann 吳嵐倩 (née en 1972) et installées dans la galerie consacrée à la Chine du ROM.
Un contraste saisissant
Le contraste entre les deux dragons est saisissant : l’un est dynamique, l’autre est calme. Le dragon aux longues moustaches est plus vieux. L’un sort les griffes, tandis que l’autre se tapit. L’incertitude est palpable entre leurs regards vigilants, laissant place à notre imagination quant à la nature de l’interaction des dragons.
« L’interaction entre les dragons fait écho aux tensions de notre monde. La vie est remplie d’oppositions. Le bien et le mal. La guerre et la paix. L’hésitation et la détermination. L’amour et la haine. On les retrouve dans toutes les sociétés, anciennes et nouvelles. Les contradictions servent à définir le principe même de la vie – la vie s’accompagne de la mort », affirme Wu. L’artiste utilise la technique traditionnelle de la peinture à l’encre et au pinceau pour explorer des thèmes universels qui transcendent les frontières culturelles, temporelles et mouvantes.
Chez Wu, la représentation de dragons est issue de circonstances contemporaines spécifiques. « Ciel et Terre s’inscrit dans le contexte des bouleversements mondiaux entraînés par la pandémie, les guerres, les migrations de masse et les changements climatiques conjugués à l’année du Dragon », affirme l’artiste. Elle considère ses dragons comme des gardiens bienveillants qui veillent à la protection de l’existence humaine dans l’espace qui sépare le ciel de la terre.
L’innovation dans le cadre d’une technique traditionnelle, la peinture à l’encre et au pinceau dans le cas de Wu, est en soi une démarche complexe. Originaire de Taïwan, l’artiste a obtenu un baccalauréat enrichi de l’Université de la culture chinoise. Réalisée en 1994, son œuvre Lièvre et pies d’après Cui Bai est un témoignage éloquent de sa maîtrise de la peinture chinoise traditionnelle. L’artiste livre une reproduction fidèle de l’œuvre du maître Cui Bai (actif v. 1060-85), Shuanxi tu (aujourd’hui dans la collection du musée national du Palais à Taïwan).
La copie de chefs-d’œuvre
La copie de chefs-d’œuvre fait partie intégrante de l’apprentissage de la peinture à l’encre chinoise traditionnelle. Dans le cadre de ses études universitaires de premier cycle, Wu s’est employée à copier de nombreuses peintures de la dynastie Song jusqu’à la fin de la dynastie Qing. Elle s’intéresse tout particulièrement à la vivacité de la composition de Cui Bai qui traduit les réprimandes que deux pies adressent à un lièvre qui s’aventure trop près de leur nid. Le dynamisme diagonal de Ciel et Terre fait écho à celui du chef-d’œuvre du maître chinois.
Imaginez le bruit du tourbillon des feuilles et les réprimandes que deux pies adressent à un lièvre qui s’aventure trop près de leur nid. Le réalisme des sujets reproduits dans cette peinture à l’encre chinoise évoque le mouvement et le son. La diagonale puissante décrite par l’arbre incite le spectateur à scruter l’image, ajoutant au dynamisme visuel de l’œuvre.
Privilégiant le réalisme, Cui Bai se sert des sujets pour évoquer le mouvement et le son. Nous avons l’impression d’entendre le bruissement des feuilles et le jacassement des pies. La touche méticuleuse, mais non moins vive de l’artiste est remarquable. La principale différence entre sa reproduction et l’œuvre de Cui Bai tient aux couleurs, qui se sont assombries au fil du temps. Wu a fait appel à son imagination pour reproduire la palette éclatante du chef-d’œuvre original.
Wu a obtenu une maîtrise en art de l’Université de New York. Depuis, elle a élu domicile aux États-Unis. Son expérience interculturelle se reflète dans son art. Son tableau La chute silencieuse des flocons (1999) a été réalisé d’après de nombreux dessins préparatoires exécutés sur le vif alors qu’elle vivait dans le quartier de Manhattan, à New York. Représentant la 5e Avenue, vue vers le sud depuis le Musée Guggenheim à la hauteur de la 89e Rue, Wu livre une scène typiquement new-yorkaise, invitant le spectateur à marcher sous la neige au crépuscule. Bien que réalisé selon la technique de peinture à l’encre chinoise, La chute silencieuse des flocons s’écarte de la perception traditionnelle de cette forme d’art par le contraste frappant des couleurs, la mise en page graphique et le sujet. L’appariement entre les techniques orientales et occidentales est manifeste. Malgré l’évidente confrontation entre les deux cultures, la représentation d’éléments contemporains locaux n’est pas inédite dans l’œuvre de Wu. Nombre de ses peintures des années 1990 sont consacrées à des scènes taïwanaises locales : marchés de nuit et rues des vieux quartiers, sentiers de montagne et villages. Ces tableaux s’apparentent aux peintures à l’encre chinoise modernes réalisées dans les années 1980 et 1990 par des artistes taïwanais comme Ho Huai-shuo 何懷碩 (né en 1941) et Cheng Shan Hsi 鄭善禧 (né en 1932), dont les œuvres s’écartent des sujets traditionnels en privilégiant la culture et la géographie locales et contemporaines.
La chute silencieuse des flocons
Dans la déclaration d’artiste accompagnant La chute silencieuse des flocons, Wu aborde les liens que tissent ses peintures à travers les âges et les cultures. « Mes œuvres s’articulent autour des valeurs et des thèmes universels, les transformant en des réalités imaginées qui établissent un rapport entre le passé et le présent de différentes cultures. » Là où les détails minutieux des divers éléments de Ciel et Terre contribuent au réalisme d’un monde imaginaire, le dynamisme de la composition sert à inciter le spectateur à s’attarder au symbolisme de ces divers éléments. Wu transcende ainsi les différences culturelles et commente les points communs de l’humanité.
Wen-chien Cheng
Wen-chien Cheng est conservatrice Louise Hawley Stone des arts de la Chine.