Saul Rubinek ne se fait pas d’illusions

Le célèbre acteur parle de sa famille, de l’humour et de l’Holocauste

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Art et culture

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Colin Fleming
Colin J. Fleming

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Saul Rubinek, 76 ans, sait qu’il n’est pas un acteur principal à Hollywood. C'est un acteur de genre, ce visage familier que l'on n’arrive pas à situer. Mais, dans un sens, les gens qui l’arrêtent dans la rue ont raison : ils le connaissent de quelque part.

Selon IMDB, Rubinek a joué dans 177 projets au cinéma et à la télévision au cours de ses cinq décennies de carrière, y compris des séries majeures telles que Curb Your Enthusiasm, Person of InterestThe Good WifeStar Trek : The Next GenerationHuntersLostSchitt's Creek et Frasier. Il a travaillé avec les frères Coen, Oliver Stone et Clint Eastwood.

 

Plus récemment, Rubinek est revenu à son premier amour : le théâtre. Dans Playing Shylock, une production du Canadian Stage en collaboration avec Starvox Entertainment (Corey Ross, producteur), Rubinek interprète une version fictive de lui-même qui est contrainte d’arrêter la production de la pièce TheMerchant of Venice (Le Marchand de Venise) parce que « son interprétation de Shylock – en tant juif – a mis en colère des membres de la communauté juive, qui réclament l’arrêt de la production. »

Le génie du spectacle – que Rubinek a développé avec l’auteur de la pièce, Mark Leiren-Young, et le metteur en scène, Martin Kinch – consiste en partie à « tracer un périmètre » autour de  Saul lui-même, afin qu’il soit libre d’aborder avec le public des questions épineuses telles que l’antisémitisme et l’autocensure institutionnelle.

Son dernier spectacle seul-en-scène, All in the Telling, est encore plus personnel. Inspirée de moments de sa propre vie et de l’histoire de sa famille, la pièce traverse les continents et les générations, abordant des sujets aussi variés que la façon dont ses parents ont survécu à l’Holocauste et son plan plus ou moins farfelu pour renouer avec son père après leur éloignement. C’est sombre, drôle, franc, optimiste, intense – à l’image de l’homme lui-même.

Rubinek a présenté des extraits de sa pièce All in the Telling au ROM à l’occasion de la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste. En amont de son passage au ROM, Rubinek m’a parlé de sa vie et de sa carrière, du théâtre et du rôle de l’espoir dans l’art, depuis son domicile de Los Angeles.

Pourquoi ferais-je ce que je fais si je croyais que ma vie est plus intéressante que la vôtre ? Quel artiste détestable je serais.
Saul Rubinek

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Saul : J'ai probablement plus de questions à vous poser que vous n’en avez pour moi.

Colin : Je vous assure que ma vie est bien moins intéressante.

Saul : Je ne crois pas.

Dans All in the Telling, qui parle beaucoup de ma propre famille, tout est exact. Je ne raconte pas de mensonges, même si la pièce en parle beaucoup, et c’est pourquoi il peut être choquant pour certaines personnes que je la qualifie aussi de « comédie sur l’Holocauste ». Beaucoup de vos lecteurs se disent : Quoi ? Mais certaines parties sont humoristiques, et l’une des raisons est que c’est ce qui a permis à mes parents de survivre à l’Holocauste. 

Lorsque les gens vivent une tragédie, comme les incendies dévastateurs de Los Angeles, une certaine dose d’humour noir est nécessaire pour aller de l’avant – ce qui est très humain et nous permet de prendre du recul sur des événements douloureux, difficiles et parfois de tragiques.

All in the Telling raconte comment j’en suis venu à enquêter sur les expériences de mes parents pendant l’Holocauste, même si je savais qu’ils étaient des survivants de l’Holocauste bien avant d’être en mesure de comprendre quoi que ce soit au sujet du génocide. Je raconte aussi que j’ai amené mes parents en Pologne en 1986 pour qu’ils retrouvent les fermiers polonais qui les avaient cachés pendant deux ans et demi durant l’Holocauste. [ndlr : un voyage qui a servi de base au documentaire de Rubinek intitulé So Many Miracles].

Bien des années après le voyage en Pologne, j’ai présenté le documentaire à la classe de ma fille de 13 ans. Après le visionnement, j’ai demandé aux élèves : « Combien d’entre vous pensent que l’histoire de ma famille est plus tragique que celle de vos familles ? » La plupart des élèves ont levé la main. Je vais citer ce que je dis dans la pièce :

« Je crois que vous trouverez dans l’histoire de votre propre famille de grandes histoires d’amour, des trahisons, des meurtres, des vies sauvées à la dernière minute. De la lâcheté, du courage, des coïncidences miraculeuses aussi dramatiques que n’importe lequel des plus grands romans jamais écrits. Des victimes, des coupables, des héros et des spectateurs, tous dans l’histoire de votre propre famille. Parfois, tout cela se retrouve dans une seule et même personne ; parfois, tout cela se retrouve dans une seule et même personne le même jour. Si vous posez les bonnes questions aux bonnes personnes, et si vous avez la volonté de les partager, c’est la mitzvah, c’est la bénédiction. »

Vous m’avez dit « Je suis sûr que ma vie n’est pas aussi intéressante que la vôtre. » Bien sûr que si, Colin. Elle est compliquée. Elle est émouvante. Elle est remplie de douleur et d’humour. Pourquoi ferais-je ce que je fais si je croyais vraiment que ma vie est plus intéressante que la tienne ? Quel artiste détestable je serais.

Colin : All in the Telling est une œuvre profondément personnelle, mais l’un de ses fils conducteurs est ce désir profond d’établir des liens à travers les histoires des autres.

Saul : C’est la nature même de l’art. Vous-même, lorsque vous écrivez un article, et s’il est bien écrit et que vous parlez d’aspects complexes de la condition humaine, cela donne aux gens le sentiment de faire partie de la communauté humaine. Ils s’identifient à ces histoires – soit métaphoriquement, soit littéralement – et peuvent transposer ces aspects particuliers dont vous parlez à leur propre situation. Cela encourage les gens à partager leurs propres histoires, ce qui mène à la conversation, à la communauté et à des effets très positifs dans notre monde.

Donc, pour ce qui est de votre question de savoir si le fait de jouer et d’écrire fait partie de ma volonté d’encourager les autres à contribuer, bien sûr ! C’est comme dire : « Est-ce que tu respires quand tu travailles ? ».

Colin : C’est juste. Mais dans le cas de certaines personnes, leur expression artistique ressemble à une tentative de se projeter dans le monde. Alors que vous semblez encourager les histoires des autres.

Saul : C’est très gentil de votre part, mais la vérité, c’est que nous avons tous un ego. Nous devons tous gagner notre vie. Nos motivations ne sont pas pures. Quiconque prétend qu’elles le sont, je ne sais pas s’il s’agit d’un être humain ou d’un visiteur de la planète Xénon. Toutes nos motivations sont compliquées. Elles ont à voir avec toutes sortes de conneries, et parfois, au milieu de ces conneries, on peut aussi réaliser des choses vraiment profondes et merveilleuses.

La vérité c’est que nous avons tous un ego. Nous devons tous gagner notre vie. Nos motivations ne sont pas pures. Quiconque prétend qu’elles le sont, je ne sais pas s’il s’agit d’un être humain ou d’un visiteur de la planète Xénon.
Saul Rubinek

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Colin : En préparant cette entrevue, je me suis souvenu de la phrase du dramaturge Tony Kushner, « C’est une obligation morale de rechercher l’espoir ; c’est une obligation morale de ne pas désespérer ». Quel rôle joue la recherche de l’espoir dans votre travail ?

Saul : Je ne sais pas si je suis d’accord avec lui. Vous me posez une question basée sur une prémisse que je n'ai pas acceptée.

Colin : Dites-moi pourquoi vous n’êtes pas d’accord avec lui.

Saul : Je ne suis pas en désaccord avec lui. Je suis un anticonformiste. Je suis juif, et lui aussi. C’est notre culture. C’est avec cela que j’ai grandi : des discussions intelligentes et amusantes, qui se transforment parfois en discussions qui ne sont ni amusantes ni intelligentes. Parce que cinq juifs égalent 44 opinions. Donc, quand j’entends une phrase comme celle-là, je pense à tout l’art désespéré que j’ai vu et qui m’a vraiment aidé dans ma vie.

Colin : J’aimerais revenir sur ce point. Si vous êtes à ce point déprimé, à ce point désespéré, une partie de moi pense que vous êtes incapable de créer. Et que la création même de l’art – même si cet art est sombre par nature – est un acte d’espoir.

Saul : Tony Kushner ne parle pas de l’acte de partager une pièce. Il parle du contenu de la pièce. Ce que vous venez de dire annule ce qu’il a dit. L’acte de partager quoi que ce soit est un acte d’espoir. Point à la ligne.

Mais vous me demandez si mon travail coïncide avec la déclaration de Tony Kushner. C’est une très bonne question. La réponse est oui, avec la réserve que ce n’est pas si simple. Je ne prôner pas l’espoir dans All in the Telling. Il se trouve simplement que mes parents sont restés amoureux. Il se trouve que mes parents ont survécu ensemble. Il se trouve qu’ils ont partagé leurs expériences avec moi.

Mon père faisait d’une troupe de théâtre yiddish, et il l’a caché à son père. Lorsque mon zeyde, mon grand-père, l’a appris, il a attendu que mon père rentre à la maison. Mon père, qui avait 16 ans, était en retard parce qu’il était sur scène. Lorsqu’il est rentré à la maison, mon zeyde lui a dit : « Comment as-tu pu t’éloigner à ce point de Dieu ? Comment peux-tu trahir ta famille, ton peuple, comme ça ? »

Mon père est resté sans voix. Puis il a dit : « Je joue une pièce de théâtre yiddish écrite par un grand auteur yiddish. C’est l’histoire d’une famille juive, des problèmes entre le mari et la femme. Il est question de leurs espoirs pour les enfants et je joue le rôle d’un des enfants. Père, au théâtre – si la pièce est bonne – le public se voit sur scène. Il rit. Il pleure. Et pendant quelques minutes chaque soir, les gens ne se sentent pas si seuls. » Et mon zeyde a dit : « Peut-être qu’après tout, on n’est pas si loin de Dieu. »

C'est pourquoi j’ai écrit cette pièce.

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