Histoires de porcelaine
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Histoires de porcelaine
En 2024, le ROM a acquis deux œuvres d’art de Heidi McKenzie qui, ensemble, se veulent un dialogue critique sur l’histoire de la main-d’œuvre indienne sous contrat dans les Caraïbes. Elles abordent l’histoire des contrats sans reproduire les formes de violence des images coloniales à caractère ethnographique. L’intégration de l’histoire de la famille de McKenzie dans les œuvres constitue plutôt une intervention qui humanise les sujets représentés.
Après l’abolition de l’esclavage africain dans l’Empire britannique en 1833, d’autres formes de main-d’œuvre bon marché prédominent dans les plantations de denrées lucratives comme le coton et le sucre dans les différentes colonies britanniques. Un système contractuel est adopté selon lequel des personnes pauvres, marginalisées ou fragilisées d’une manière ou d’une autre, originaires d’une partie de l’Empire britannique, sont amenées dans une autre partie de l’Empire pour y travailler à faible salaire. Elles acceptent dans l’espoir d’une vie meilleure, mais le système, qualifié par certains de « nouvel esclavage », les contraint à de longues heures de dur labeur, à des abus et à des privations qui les endettent encore plus. Rares sont les travailleurs qui sont rentrés dans leur pays natal. La plupart d’entre eux ont fini par se faire à leur nouveau milieu.
Première vague (2021) fait référence au navire Fatel Razack ou Futtle Rozack, en provenance de Calcutta, qui a amené 225 travailleurs sous contrat à l’île de la Trinité. Les voiles en porcelaine fabriquées à la main portent les noms des passagers enregistrés sur le manifeste du navire, récemment publié par les Archives nationales de Trinité-et-Tobago, qui logent un registre complet des migrants indiens arrivés à Trinité entre 1845 et 1917. Certains noms laissent croire les arrière-arrière-grands-parents de la lignée maternelle du père de l’artiste aient été à bord de ce navire, mais des recherches plus approfondies sur l’histoire familiale sont nécessaires pour le confirmer. Le fait de nommer les travailleurs les rend visibles et leur donne une voix, commémorant ainsi leur présence.
Mise en lumière (2021) est un ensemble de trois caissons lumineux DEL« en forme de lanternes avec des images de « belles coolies » (travailleuses agricoles venues d’Asie), tirées de cartes postales et reproduites sur des carreaux de porcelaine faits à la main. Les femmes étaient en minorité parmi les travailleurs. Elles cherchaient sans doute à échapper à des situations difficiles dans leur pays natal – prostitution, violence ou veuvage. Dès leur arrivée, elles étaient données en mariage. La plupart d'entre elles effectuaient les mêmes travaux pénibles que les hommes, ou se voyaient confier des tâches domestiques. Vers la fin du 19e siècle, des femmes indo-caribéennes parées de vêtements élaborés et de bijoux en argent étaient prises en photo dans des studios. Réalisées par des photographes européens, ces photos étaient largement diffusées sous forme de cartes postales pour l’industrie touristique. Les femmes y figurant en sont venues à être appelées les « belles coolies » – combinaison de « coolie », mot péjoratif désignant un ouvrier de classe inférieure, et de « belles », insistant sur la beauté des femmes. Ces images donnaient l'impression que les Caraïbes étaient un endroit exotique et pittoresque peuplé des gens beaux, heureux et inoffensifs. Les images sélectionnées par McKenzie proviennent de collections privées, publiques et numériques. L’artiste y a aussi glissé une photo de son arrière-arrière-grand-mère, Roonia, issue de la lignée paternelle de son père. Ce faisant, elle détourne la « belle coolie » du regard touristique exploiteur et lui redonne sa place au sein des relations familiales dont les femmes faisaient partie en tant qu'individus.
Interview
Lors de sa récente visite au ROM, McKenzie et moi avons discuté du caractère décolonisateur de ces deux œuvres qui se réapproprient l’histoire en y insérant des photographies de famille et des liens personnels.
Votre travail aborde les thèmes du genre, de l’ascendance et de la migration. Comment ces sujets se manifestent-ils dans Première vague et Mise en lumière ?
Dans le cas de Première vague, il s’agit de la représentation du tout premier bateau à avoir accosté sur les côtes de Trinidad. Il est possible que les ancêtres maternels de mon père aient été sur le Fatel Razack, mais les noms ont été mal transcrits par les Britanniques. Ce que nous savons, c'est que mon arrière-arrière-grand-mère Roonia, la femme qui a voyagé de Calcutta à la Guyane en 1864, s’est convertie à l’islam pour échapper à sa caste hindoue inférieure. Son fils, Jadoo, a quitté la Guyane pour Trinidad. Il s’est converti au christianisme et a pris le nom de James McKenzie.
La photo de mon arrière-arrière-grand-mère figure sur l’une des lanternes de Mise en lumière. Je crois même avoir choisi le titre de la série avant d’avoir entrepris la réalisation de l’œuvre. J’avais à cœur de mettre en lumière la vie de ces femmes. Un cousin m’a transmis une version numérique de la photo de ma grand-mère il y a une douzaine d’années. C’est à ce moment que tout a commencé. Le simple fait de regarder cette photo m’a vraiment enthousiasmée. Quels sont ces bracelets ? Quelles sont ces bagues ? Que porte-t-elle ? J’ai également été inspirée par le livre Coolie Woman de Gaiutra Bahadur. J’ai appris toutes sortes de choses en lisant ce livre, notamment que j’avais de fausses idées sur ces femmes. Je voulais montrer leurs histoires. Je voulais leur redonner la parole qui leur avait été enlevée.
Je trouve émouvant que
Je trouve émouvant que, dans ce groupe de femmes dont nous avons perdu le nom, vous ayez intégré votre arrière-arrière-grand-mère Roonia. Qu’est-ce qui vous a poussée à le faire ?
Cette question provoque en moi une réaction viscérale. Je pense que, d’une part, c'était une démarche très intuitive. Mais en même temps, c’était aussi une décision nettement délibérée. En représentant Roonia sur cette lanterne, j’ai du coup cristallisé ma position au sein de la diaspora. Les possibilités d’observer, de positionner et de travailler au sein de la diaspora sud-asiatique, et de répéter l’exercice avec mon père, moi-même, mon grand-père et ma grand-mère sont infinies.
Première vague aborde également des questions associées à la migration, la famille et l’histoire du travail sous contrat. Pouvez-vous nous parler de votre processus de création ?
Pour déterminer la structure du bateau, j’ai fait divers assemblages en carton que j’ai ensuite transposé en gabarits. Puis j’ai travaillé avec des plaques d’argile. Les voiles sont en porcelaine et portent le manifeste du Fatel Razack. Ce fut un véritable événement lorsque le gouvernement de Trinidad a décidé de rendre le manifeste public – il s’agissait d’un événement sans précédent. Cette décision m’a enthousiasmée. Les hublots sont des images de pièces de monnaie britanniques et indiennes datant de l’année où le navire a pris la mer, en 1845. J’ai utilisé des pièces de monnaie pour souligner la marchandisation du travail humain et l’aspect commercial.
Les deux œuvres sont composées de différents types de céramiques. Qu'est-ce qui vous plaît dans le travail de la céramique ?
Je commence à travailler des techniques mixtes. J’intègre la vidéo, la réalité augmentée et la photo d’archives non seulement sur des céramiques, mais aussi sur des œuvres au mur. Mais c’est à la céramique que je dois mon identité artistique.
J’ai entrepris ma carrière à un âge avancé. Mais j’ai toujours aimé l’art et je travaillais déjà dans le domaine des arts. Aux alentours de mon 40e anniversaire de naissance, mes parents ont décidé de déménager dans plus petit. Ma mère, qui gardait tout, est venue me voir et m’a remis un texte que j’avais écrit à l’âge de 10 ans. Trois pages étaient consacrées à « ce que je veux faire quand je serai grande ». J’avais écrit que je voulais être potière. J’avais même dessiné de petits diagrammes et expliqué leur signification. Honnêtement, il s’est produit un déclic. C'est ce que je devais faire de ma vie. Et je l’ai vraiment fait. J’ai tout quitté et je l’ai fait.
Quels sont, selon vous, les principaux jalons de votre démarche artistique ?
Quels sont, selon vous, les principaux jalons de votre démarche artistique ?
En 2017, j’ai fait un séjour de trois mois en Australie pour travailler sous la direction de Mitsuo Shoji, dont le travail est strictement minimaliste. J’ai appris les techniques techniques nécessaires à la réalisation des œuvres que je souhaitais faire. J'ai simplement tiré quelques formes de mon for intérieur et je les ai travaillé. Je voulais créer quelque chose de presque primordial auquel les gens pourraient réagir à un niveau viscéral et qui ferait écho à la diversité des cultures qui vivent sur les terres que nous appelons le Canada.
J'ai été très touchée par la notion de terra nullius, selon laquelle la terre n’appartenait à personne à l'arrivée des Occidentaux. J’ai passé quelque temps dans les communautés autochtones de l'intérieur de l'Australie. La population aborigène d’Hermannsburg, du groupe linguistique de l’arrernte occidental, peignait ses histoires sur des pots fabriqués au tour ou pincés, ce qui a en partie influencé mon désir de raconter mes histoires et celles de ma famille.
J’ai entrepris la photo sur argile en 2014. J'ai commencé à photographier mon corps ou à demander à quelqu’un d’autre de le faire, puis à transposer les clichés sur de l’argile. Peu de temps après, sachant que les jours de mon père étaient comptés, je me suis employée à le documenter, lui, son corps, sa vie et ses histoires. À l’occasion du 150e anniversaire du Canada, je me suis demandée quelle était ma place dans le paysage canadien.
J’ai grandi sur la côte Est et je n’avais pas beaucoup de gens autour de moi qui me ressemblaient. Une histoire s’est transformée en une autre histoire, puis en une autre, jusqu’à ce que j’en vienne à vouloir raconter les histoires d’autres peuples indo-caribéens. Mon projet s’est développé très rapidement.
Heidi McKenzie (née en 1968) est d’ascendance indo-trinidadienne et irlando-américaine. Elle a grandi à Fredericton, au Nouveau-Brunswick. Elle a quitté une carrière couronnée de succès dans l’industrie de la radiodiffusion pour se consacrer à la céramique. Elle a étudié sous la direction de potiers renommés en Inde et en Australie. Ses œuvres ont été présentées en Indonésie, en Australie, en Irlande, au Danemark, en Hongrie, aux États-Unis et au Canada.
Deepali Dewan est la conservatrice Dan Mishra de l’Asie du Sud dans sa totalité au ROM.