Points de bascule climatiques

Des scientifiques confrontés à de nombreux points de bascule à l’échelle mondiale envisagent de trouver de nouvelles façons de voir les choses et d’agir.

Soren Brothers
5 avril 2023
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PAR SOREN BROTHERS

Le 5 avril 2023

En tant que Torontois, je ne saurais vous dire combien de fois j’ai entendu (ou même dis moi-même !) que les choses se passent lentement ici, que nous ne serons jamais à l’avant-garde d’un grand mouvement ou d’un grand changement. Nous sommes toujours prudents, attendant de voir si l’eau est sans danger avant d’y entrer. Que cette caricature soit valable ou non, je pense qu’il est juste de dire que c’est souvent ainsi que nous nous percevons en Ontario.

J’ai étudié lorsque j’étais doctorant à Berlin deux lacs peu profonds au cœur des forêts du Brandebourg. Bien que ces lacs soient similaires à bien des égards, l’un d’entre eux avait « basculé » à un moment donné au cours des décennies précédentes, passant d’un état d’eau claire avec de grandes plantes submergées à un état turbidité où seules des algues pouvaient y pousser. Depuis les années 1990, les scientifiques qui étudient les lacs s’efforcent de comprendre comment ces « changements de régime » peuvent se produire, c’est-à-dire pourquoi un changement aussi soudain se produit dans l’écosystème d’un lac une fois qu’un seuil critique, ou « point de bascule », a été franchi sous l’effet de l’activité humaine (par exemple, le ruissellement agricole). La leçon la plus importante à ce titre est sans doute que les écosystèmes peuvent être fortement influencés par des phénomènes en rétroaction. Dans le cas des lacs, ces grandes plantes submergées ont besoin d’une eau claire pour se développer, mais elles maintiennent également cette eau limpide en stabilisant la boue au fond du lac, en absorbant des nutriments et en interagissant avec d’autres organismes dans ce lac. À un moment donné, si les conditions deviennent suffisamment mauvaises pour tuer ces plantes, une nouvelle série de rétroactions se déclenchera, rendant le lac plus turbide et difficile à ramener à un état de plan d’eau claire.

Marten Scheffer est l’un des premiers scientifiques à avoir décrit ce processus dans les lacs peu profonds, et il a ensuite affirmé que de tels changements de régime existent tout autour de nous. Selon lui, notre monde est en équilibre délicat : des phénomènes en rétroaction peuvent maintenir nos environnements stables à un endroit, mais nous risquons toujours de franchir un seuil au-delà duquel un autre ensemble de rétroactions s’enclenchera, nous menant vers un nouvel état. Nous avons pu constater que de nombreux écosystèmes dans le monde - des prairies aux récifs coralliens - peuvent présenter des caractéristiques annonçant un changement de régime. De manière plus générale, les scientifiques s’inquiètent aujourd’hui de l’existence possible d’un point de bascule à l’échelle mondiale que nous pourrions franchir en ce qui a trait au réchauffement de la planète. Celui-ci déclencherait une réaction en chaîne qui accélérerait le changement climatique et ferait basculer l’état de la planète dans un régime climatique encore inconnu. Les faits suggèrent que des rétroactions climatiques se produisent déjà. Par exemple, le dégel du pergélisol dans l’Arctique augmente les émissions de méthane des lacs. Des études récentes ont identifié de nombreux points de bascule éventuels sur la planète, et ces études préviennent que le franchissement d’un point de bascule peut également faciliter le franchissement d'autres points de bascule. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) avertit que nous devons maintenir la température de notre planète en deçà d’un réchauffement de 1,5 °C afin d’éviter de franchir un point de bascule mondial. À ce jour, nous avons déjà réchauffé notre planète d’au moins 1,1 °C. Si nous voulons éviter de franchir le seuil de 1,5 °C, nous devrons cesser d’ajouter des gaz à effet de serre dans l’atmosphère (en atteignant des émissions nettes nulles) d’ici à 2050, et de préférence plus tôt encore.

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En tant que Torontois, je ne saurais vous dire combien de fois j’ai entendu (ou même dis moi-même !) que les choses se passent lentement ici, que nous ne serons jamais à l’avant-garde d’un grand mouvement ou d’un grand changement. Nous sommes toujours prudents, attendant de voir si l’eau est sans danger avant d’y entrer. Que cette caricature soit valable ou non, je pense qu’il est juste de dire que c’est souvent ainsi que nous nous percevons en Ontario.

J’ai étudié lorsque j’étais doctorant à Berlin deux lacs peu profonds au cœur des forêts du Brandebourg. Bien que ces lacs soient similaires à bien des égards, l’un d’entre eux avait « basculé » à un moment donné au cours des décennies précédentes, passant d’un état d’eau claire avec de grandes plantes submergées à un état turbidité où seules des algues pouvaient y pousser. Depuis les années 1990, les scientifiques qui étudient les lacs s’efforcent de comprendre comment ces « changements de régime » peuvent se produire, c’est-à-dire pourquoi un changement aussi soudain se produit dans l’écosystème d’un lac une fois qu’un seuil critique, ou « point de bascule », a été franchi sous l’effet de l’activité humaine (par exemple, le ruissellement agricole). La leçon la plus importante à ce titre est sans doute que les écosystèmes peuvent être fortement influencés par des phénomènes en rétroaction. Dans le cas des lacs, ces grandes plantes submergées ont besoin d’une eau claire pour se développer, mais elles maintiennent également cette eau limpide en stabilisant la boue au fond du lac, en absorbant des nutriments et en interagissant avec d’autres organismes dans ce lac. À un moment donné, si les conditions deviennent suffisamment mauvaises pour tuer ces plantes, une nouvelle série de rétroactions se déclenchera, rendant le lac plus turbide et difficile à ramener à un état de plan d’eau claire.

Marten Scheffer est l’un des premiers scientifiques à avoir décrit ce processus dans les lacs peu profonds, et il a ensuite affirmé que de tels changements de régime existent tout autour de nous. Selon lui, notre monde est en équilibre délicat : des phénomènes en rétroaction peuvent maintenir nos environnements stables à un endroit, mais nous risquons toujours de franchir un seuil au-delà duquel un autre ensemble de rétroactions s’enclenchera, nous menant vers un nouvel état. Nous avons pu constater que de nombreux écosystèmes dans le monde - des prairies aux récifs coralliens - peuvent présenter des caractéristiques annonçant un changement de régime. De manière plus générale, les scientifiques s’inquiètent aujourd’hui de l’existence possible d’un point de bascule à l’échelle mondiale que nous pourrions franchir en ce qui a trait au réchauffement de la planète. Celui-ci déclencherait une réaction en chaîne qui accélérerait le changement climatique et ferait basculer l’état de la planète dans un régime climatique encore inconnu. Les faits suggèrent que des rétroactions climatiques se produisent déjà. Par exemple, le dégel du pergélisol dans l’Arctique augmente les émissions de méthane des lacs. Des études récentes ont identifié de nombreux points de bascule éventuels sur la planète, et ces études préviennent que le franchissement d’un point de bascule peut également faciliter le franchissement d'autres points de bascule. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) avertit que nous devons maintenir la température de notre planète en deçà d’un réchauffement de 1,5 °C afin d’éviter de franchir un point de bascule mondial. À ce jour, nous avons déjà réchauffé notre planète d’au moins 1,1 °C. Si nous voulons éviter de franchir le seuil de 1,5 °C, nous devrons cesser d’ajouter des gaz à effet de serre dans l’atmosphère (en atteignant des émissions nettes nulles) d’ici à 2050, et de préférence plus tôt encore.

Les changements de régime dans les lacs nous en apprennent encore plus sur ceux-ci. Alors que les études dans le passé décrivaient les lacs comme existant dans deux états seulement (limpide ou turbide), des études plus récentes ont démontré que le tableau n’est pas si simple. Certaines études décrivent des états intermédiaires ou plusieurs états qui se renforcent d’eux-mêmes en fonction du type de communautés végétales présentes dans ceux-ci. Les scientifiques insistent toujours sur l’importance des effets de rétroaction dans la formation des conditions lacustres, mais les connaissances acquises sur la complexité des écosystèmes lacustres révèlent un nouveau portrait selon lequel il n’y a peut-être pas qu’un seul point de bascule qui détermine l’avenir d’un lac, mais plutôt une série de facteurs et d’états en interaction entre eux. Nous ne pouvons évidemment pas affirmer que ce qui est vrai pour les lacs sera vrai pour la Terre. Il serait de plus difficile d’affirmer que des petits lacs peu profonds seraient plus complexes que notre système planétaire.

Il ne s’agit pas de dire que nous ne devrions pas nous préoccuper du franchissement du seuil de 1,5 °C - les meilleures connaissances dont nous disposons à ce sujet indiquent qu’il s’agit d’une limite à ne pas dépasser. Mais nous devons être prudents lorsque nous considérons ce que de tels chiffres signifient pour nous et la planification de nos milieux de vie en société. Des répercussions en rétroaction destructrices majeures pourraient être déclenchées tôt ou tard lorsque le seuil de 1,5 °C sera franchi. Nous ne sommes pas nécessairement à l’abri d’un réchauffement inférieur à 1,5 °C, et nous ne sommes pas non plus condamnés à un réchauffement légèrement supérieur. Nous devons donc faire tout ce qui est en notre pouvoir afin d’éviter de franchir ce seuil, mais aussi pour éviter toute augmentation supplémentaire de la température si ce seuil est un jour franchi. En fin de compte, nous ne pourrons jamais atteindre le niveau zéro net assez tôt et les vastes avantages pour la société découlant de l’atteinte de cet objectif devraient suffire à accélérer ce progrès, plutôt que la crainte de ce qui se trouve à un seuil de 1,5 °C ou au-delà.

Les recherches que Marten Scheffer a réalisées au fil des ans et ses écrits ont repris les concepts de changement de régime dans les lacs et les ont appliqués non seulement à une pensée d'ordre planétaire, mais aussi aux collectivités. Les scientifiques du monde entier décrivent aujourd’hui comment des transformations soudaines peuvent se produire, permettant aux sociétés de s’adapter à de nouvelles réalités et d'adopter de nouvelles façons de penser et d’agir. Lorsque les gens pensent aux changements de régime, ils et elles ont tendance à se concentrer sur le point de bascule lui-même et sur un changement soudain. Ce que l’on perçoit moins, cependant, c’est que les systèmes sujets à des changements de régime se caractérisent par des régimes apparemment stables lorsqu’ils ne sont pas en train de changer activement. En d’autres mots, des systèmes qui semblent les moins flexibles et les plus statiques peuvent être particulièrement sujets à des changements soudains et marqués.

Cela me ramène à ce qui se passe ici au Canada et en Ontario. J’ai entendu dire qu’en matière d’action climatique, nous devons « combattre l’inertie » de notre société et que notre province ne sera peut-être jamais à l’avant-garde de l’action climatique en raison du caractère conservateur de ses habitants. Pourtant, lorsque je regarde ce qui se passe, je vois une province où l’élimination progressive du charbon représente la plus importante diminution d’émissions de gaz à effet de serre sur le continent, près de dix ans après les faits. Je vois ce qui pourrait être le projet d’adaptation au climat dans un milieu urbain le plus important et le plus passionnant au monde : le projet de protection contre les inondations de Port Lands en cours de réalisation dans le centre-ville de Toronto. Je constate un changement rapide en cours, un changement qui semble aller à l’encontre de notre image effacée comme Canadiens. Je ne vois pas d’inertie ; je vois le Canada changer.

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